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La brutalité de l’honneur: continuer à dépoussiérer le passé


À la poussière du passé que je me suis efforcé à nettoyer dans mon propos précédent, mon tonton Jean Bofane a commenté, sur Facebook, « Notre maman, elle en vaut la peine, non ? »


J’ai adoré son commentaire, c’est-à-dire, un cœur et pas seulement un simple j’aime, mais un cœur rouge, parce que oui, la réponse est oui, ma mère en vaut la peine, bien sûr ! Mais ce n’est pas là mon sujet. J’entends, ce n’est pas elle qui est remise en question dans la nouvelle autofictionnelle La poussière du passé, d’ailleurs, précisément, je me rends compte que je ne l’ai jamais remise en question, je n’ai jamais osé le faire, parce que l’éducation qu’elle m’a donnée – trois piliers : loyauté, solidarité et respect – ne me le permet pas, ce serait une (haute) trahison, un manque de loyauté, voire un déshonneur pour elle, et bien plus, pour toute la famille. Chez nous, là-bas au Bantouland, on parle de la honte de la famille, on parle de verser la honte sur la famille comme d’autres diront, verser le déshonneur sur la famille. Verser la honte ! (Dans un autre développement, je reviendrai sur ces expressions qui ont figé ma vie des années durant, la peur d’en être le déclencheur, malheur à celui par qui arrive le scandale, je reviendrai sur ces mots, la honte, l’humiliation, l’épanouissement, l’honneur ou la loyauté. C’est comme la règle de trois en math : l’honneur est à l’épanouissement ce que l’humiliation est à la honte)


Raconteur d’histoires, Bantou et gay, voilà les trois éléments qui me définissent le mieux, aujourd’hui, je crois. Raconteur d’histoires, Bantou et gay. Mon tonton Jean Bofane en a au moins deux en partage avec moi. J’adore comme il raconte les histoires, il m’a souvent inspiré, ces Mathématiques Congolaises sont un pur régal, puis, il est très bantou dans sa manière de les raconter, dans son phrasé. Ça se perçoit. Ça ne s’explique pas forcément. J’insiste sur le terme « Bantou » et pas seulement Africain, parce que je n’ai pas encore rencontré de Bantou blanc – qu’on pardonne la carnation soudaine de mon propos –, or, des Blancs africains, il y en a des millions. Passons…


Au-delà de ces deux points de similitudes, c’est-à-dire : raconteur d’histoires et Bantou, je crois surtout qu’un fossé générationnel nous sépare, Jean Bofane et moi, il est mon aîné, mon tonton, un de ces nombreux tontons que j’aime d’une tendresse vraie. Lui, il doit être encore collé, sédimenté dans le moule de la loyauté, de l’honneur, une valeur typiquement bantoue, mais d’ailleurs aussi. Lorsqu’il souligne le fait que ma mère, ma chère Chandèze, en vaut la peine, il sait très bien où il met le doigt, il resserre des cordes, tous ces liens forts, tant d’efforts, surhumains parfois, des efforts pour s’en affranchir, crier, hurler, crihurler son désir de s’émanciper de toute cette violence, une violence sourde, couvée au nom de l’honneur.


Tiens, Mbembe, un autre tonton que j’admire autant que je me méfie, notamment à cause de ses positions que je trouve souvent brutales, pro-colon. Lui, le Mbembe, il parle de brutalisme, soit de la brutalisation non seulement de la planète qui nous héberge avec sa surexploitation capitaliste, mais surtout de la brutalisation des corps en quête de liberté, en quête d'épanouissement face à un pouvoir régit par le capital, libéral, vertical. Brutalisme dans les rapports nord-sud, dans les modèles de démocratie importés, imposés violemment par le nord au sud, brutalisme dans l’instruction, dès la plus petite école enfantine, jusque loin dans les études poussées, les études universitaires, brutalisme là-bas d’où je viens, où j’ai vu le jour, brutalisme dans le cercle familial, la verticalité des rapports humains quotidiens me donne le tournis maintenant que j’y pense, brutalisme dans l’éducation des parents, brutalisme dans l’éducation qu’ils ont reçue de leurs parents à eux, le début du XXe Siècle là-bas n’a été que violence à l’os, brutalisme du colon, lui, le colon, le chien rageux et à peine en laisse, baveux, prêt à vous bondir dessus une fois que le colon l’aura lâché, la dent qui menace de vous transpercer le mollet, de vous dévorer, le seul échappatoire, je vous le dis, la seule indépendance n’a été possible que dans l’humiliation et la soumission au fouet. À la Bible. Et Dieu créa l’homme, puis de la côte de l’homme, la femme, elle doit se soumettre, la femme, se soumettre dans la logique brutaliste, du colon à la femme, en passant par l’homme, l’homme Noir, le Nègre, ou même l’homme tout court, mais surtout l’homme âgé, l’homme du pouvoir, l’homme cis-genre, cet homme-là à qui le colon a remis le sceptre du pouvoir brutal sans prendre le temps, sans jamais vouloir prendre le temps, en amont, de le purifier de toute sa souillure, toute cette défécation colonialiste et brutaliste… tout ce que j’essaie de raconter dans Confidences et surtout dans Sa Phall’Excellence: comment l'Histoire et sa brutalité a soumis mon corps, le corps d'un jeune homme noir, soumis, esclave par désir et kinky pour la jouissance.


Eh bien, la migration et les mouvements des peuples, la globalisation, ont redistribué les cartes, la balle au centre. Qu’on remette donc le compteur à zéro, dires d’un né là-bas, grandi là-bas et qui, maintenant, désormais, vis ici (aussi) et possiblement partout à la fois. Je ne suis pas pour autant un Afropolitain, ni même un Africain-monde, non, plutôt un raconteur d’histoires, bantou et gay. La migration et les mouvements des peuples ont créé un nouvel espace, une nouvelle niche de pensée, l’horizon des imaginaires s’est étendu, voici une nouvelle espèce, la mienne, nombreuse, très nombreuse même je crois, étalée aussi bien sur le continent qu’ailleurs, dans la diaspora, dans le monde, une espèce hybride, une espèce inqualifiable, parce que riche de ses multiples ramifications, libre, oui surtout libre, les chaînes sont en train d’être brisées, qui ne souhaite qu’une seule chose : renverser la gérontocratie dont la respiration, l’existence même, ne consiste qu’à pérenniser bêtement, non moins consciemment, le pouvoir brutaliste, homophobe, misogyne et clanique que leur a confié le colon.


Que faire d’un continent jeune, connecté, ouvert au monde et dirigé (hélas) par des aïeux encore englués dans la violence d’une pensée d’antan, celle du colon ?


Qu’on soit donc clairs, Il ne s’agit pas de condamner ma mère, ma chère Chandèze, car en réalité elle n’a que fait son travail, éduquer un gamin n’est pas chose facile, éduquer un garçon efféminé en terrain hostile l’est encore moins, elle a fait ce qu’elle a pu, avec les outils qui furent les siens, elle a fait de son mieux, comme n’importe quelle mère sous ces cieux-là, ou ailleurs (aussi), oui mais surtout là-bas, la preuve, moi j’en suis la preuve vivante, elle n’a pas échoué. Et Comme on ne donne que ce qu’on a, comme on ne transmet que ce qu’on a reçu, elle m’a donné ce que sa mère à elle lui avait transmis, elle, ma grand-mère, unijambiste qui perdit sa jambe, la droite, un beau matin de saison de pluies tropicales, en allant célébrer le 14 juillet - nous n’étions toujours pas libres, pas (encore) indépendants. Jusqu’à ma grand-mère, l’unijambiste, et mon architecture généalogique ne va pas plus loin.


Liens pour les livres cités:

- Mathématiques congolaise, InKoli Jean Bofane, ed Actes Sud

- Brutalisme, Achile Mbembe, Ed. La Découverte

- Confidences, Max Lobe, Ed Zoé

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